jeudi 14 février 2013

La fenêtre panoramique de Richard Yates


April et Frank Wheeler forment un jeune ménage américain comme il y en a tant : ils s'efforcent de voir la vie à travers la fenêtre panoramique du pavillon qu'ils ont fait construire dans la banlieue new-yorkaise. Frank prend chaque jour le train pour aller travailler à New York dans le service de publicité d'une grande entreprise de machines électroniques mais, comme April, il se persuade qu'il est différent de tous ces petits-bourgeois au milieu desquels ils sont obligés de vivre, certains qu'un jour, leur vie changera... Pourtant les années passent sans leur apporter les satisfactions d'orgueil qu'ils espéraient. S'aiment-ils vraiment ? Jouent-ils à s'aimer ? Se haïssent-ils sans se l'avouer ?... Quand leur échec social devient évident, le drame éclate. (Robert Laffont)

Dans les romans de Richard Yates, et celui-ci ne fait pas exception, il ne faut pas s’attendre à une fin heureuse, à des personnages joyeux et heureux de vivre mais au contraire à des personnages perdant pied dans leur vie, malheureux en amour et parfois aussi dans le travail, le tout sous couvert d’une belle petite vie bien rangée avec la maison en banlieue, le mariage heureux, le travail épanouissant et permettant de gagner confortablement sa vie ; en somme la vie de bourgeois bien conformistes.
Malvina Reynolds en son temps avait très bien illustré cette situation avec sa chanson "Little Boxes", et dans Le Domaine du Mont de la Révolution il en va de même, seul le bonheur a droit de résidence : "Le Domaine du Mont de la Révolution n'avait pas été conçu pour abriter une tragédie.".

Ici nous avons donc April et Frank Wheeler, un couple bien comme il faut, habitant une grande maison dans la banlieue de New-York, parents de deux enfants, Frank travaillant à New-York dans une grande entreprise fabriquant des machines électroniques tandis qu’April est femme au foyer.
Mais passé la fenêtre panoramique de leur maison, ce conte de fées n’est plus qu’apparence : ils sont malheureux tous les deux, se disputent assez souvent et de façon violente, Frank méprise son travail tout comme il méprise par moment sa femme : "Troisièmement, il se trouve que le rôle d'un mari de banlieue muet et insensible ne me convient pas; tu as tenté de me le faire jouer depuis que nous sommes arrivés ici; mais je préférerais crever plutôt que l'assumer." et noie ses désillusions dans l’alcool ; quant à April, n’ayant jamais eu de modèle familial elle ne sait pas toujours comment se comporter avec ses enfants et fait montre d’une psychologie fragile tout en s’ennuyant ferme toute la journée dans sa belle maison de banlieue.
Ce roman n’est pas un pamphlet contre la vie en banlieue, c’est plus un pamphlet contre la volonté de conformisme des individus, de ne surtout pas sortir des sentiers battus et de chercher la sécurité à tout prix : tout le monde se marie, tout le monde a des enfants, tout le monde a sa maison en banlieue et va travailler quotidiennement en ville.
A ce sujet, le titre original "Revolutionary Road" est plus évocateur que la traduction en français puisqu’il fait référence à la révolution de 1776, année de la déclaration d’indépendance aux Etats-Unis.
Ce qui est remarquable dans ce propos, c’est que ce qui était vrai dans les années 50 l’est toujours autant aujourd’hui : gare à celui qui dévie de la norme dans sa vie, une âme bien pensante viendra vite lui signifier qu’il est anormal et qu’il devrait vite retourner sur le droit chemin sous peine de brûler dans les flammes de l’enfer.
Là où il devient amusant, c’est qu’il ne faut surtout pas pour les Wheeler et leur couple d’amis et voisins les Campbell être comme tous ces petits bourgeois qu’ils passent leur temps à critiquer lorsqu’ils se voient.
Ils se croient et se revendiquent différents, ils sont juste exactement comme eux.
La vie est un perpétuel spectacle dans lequel il faut faire bonne figure et choisir le bon costume et le bon masque, ce n’est d’ailleurs pas un hasard que ce livre s’ouvre sur une représentation théâtrale.

Je n’irai pas jusqu’à dire que je me suis attachée aux personnages, Frank est trop orgueilleux pour s’attirer ma sympathie et April trop soupe au lait pour que je puisse envisager un instant de m’identifier à elle.
Néanmoins, le propos sous-jacent à ce roman m’a vivement intéressée et j’ai été interpellée par cette dissection au scalpel de la vie d’un couple.
S’aiment-ils ou jouent-ils à s’aimer : "Prouver, prouver ... Et pour prouver encore, il avait épousé une femme qui s'était plus ou moins arrangée pour le maintenir constamment sur la défensive, qui l'aimait quand il était gentil, qui vivait selon ce qu'elle avait envie de faire, et qui pouvait à n'importe quel moment (c'était bien le comble !) à n'importe quel moment du jour ou de la nuit avoir envie de partir et de le quitter." ? Se détestent-ils et se sont-ils uniquement mis ensemble pour ne pas finir seul ? Frank est-il le plus manipulateur dans le couple : "Il avait triomphé, mais il ne se sentait pas l'âme d'un vainqueur. Il avait dirigé avec succès le cours de sa vie, mais plus que jamais il se sentait victime de l'indifférence du monde. Cela ne lui semblait pas juste." ou bien est-ce l'inverse ?
Autant de questions qui restent sans réponse, les Wheeler me font penser à des enfants qui auraient voulu grandir trop vite ou qui auraient mal grandi.
Ils ont encore des rêves plein la tête et un petit côté égoïste, leur décision de partir en Europe en est un bel exemple, à aucun moment ils ne se sont posés la question de savoir ce qu’il adviendrait de leurs enfants ni comment ils vivraient ce départ.
Néanmoins, il y a aussi quelques vérités dans ce récit : la vie de couple est difficile, il y a des hauts et des bas, mais c’est quelque chose qui se construit à deux, par le dialogue et sur la confiance.
Je n’envie pas ce couple, c’est une certitude, mais je n’ai pas non plus ressenti de dégoût pour eux à la lecture du roman.
Je les voyais se débattre dans une toile d’araignée sans réussir à s’en sortir, plutôt un modèle à ne pas retenir mais pas non plus un modèle que je condamne.
La construction du roman est également intéressante : une pièce de théâtre en ouverture avec une April comédienne ratée, un découpage de l’histoire en parties avec une alternance dans les points de vue : majoritairement celui des Wheeler mais aussi celui des Campbell et des Givings.
Ils ont un petit côté pathétique mais amusant tous ces couples à s’observer derrière la fenêtre, à épier le moindre faux pas du voisin pour se rassurer et se dire que soi-même on est différent et que cela ne pourrait jamais nous arriver.

"La fenêtre panoramique" est un roman mordant comme Richard Yates sait si bien en écrire, découpant et mettant à nu la vie d’un couple pour dénoncer le conformisme des années 50 aux Etats-Unis.
Une œuvre intéressante sur bien des aspects dont je ne m’explique pas pourquoi il aura fallu tant d’années pour qu’elle traverse l’Atlantique.


Livre lu dans le cadre du challenge ABC Critiques 2012/2013 - Lettre Y


Livre lu dans le cadre du challenge New-York en littérature 2013

2 commentaires:

  1. Je ne savais pas que le film Les Noces Rebelles (film coup de poing) était tiré d'un livre, je suis complètement passée à côté de cette info. Merci du coup de contribuer à me rendre un peu moins bête (^^) et de m'encourager, via cette critique très complète, à découvrir le livre !

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  2. @ Nyx : de rien, pour ma part il ne me reste plus qu'à voir le film, je suis curieuse de voir le résultat. A la lecture j'avais en tout cas en tête Kate Winslet et Leonardo Di Caprio pour incarner les personnages.

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