dimanche 22 décembre 2013

Auschwitz et après - III Mesure de nos jours de Charlotte Delbo


Et toi, comment as-tu fait ? pourrait être le titre de ce troisième volume de Auschwitz et après. Comment as-tu fait en revenant ? Comment ont-ils fait, les rescapés des camps, pour se remettre à vivre, pour reprendre la vie dans ses plis ? C'est la question qu'on se pose, qu'on n'ose pas leur poser. Avec beaucoup d'autres questions. Car si l'on peut comprendre comment tant de déportés sont morts là-bas, on ne comprend pas, ni comment quelques-uns ont survécu, ni surtout comment ces survivants ont pu redevenir des vivants. Dans Mesure de nos jours, Charlotte Delbo essaie de répondre, pour elle-même et pour d'autres, hommes et femmes, à qui elle prête sa voix. (Les éditions de Minuit)

"Mesure de nos jours" se démarque des deux premiers tomes d' "Auschwitz et après" par le fait que Charlotte Delbo n'est plus la seule narratrice, elle donne ici la parole à d'autres déporté(e)s pour tenter de répondre à la question que tout le monde se pose et n'ose leur demander : "Et toi, comment as-tu fait ?".
Comment ont-ils fait pour survivre là-bas alors que tant d'autres y sont morts ? Pourquoi eux et pas les autres ? Comment ont-ils fait pour reprendre leur vie ? Comment fait-on quand on est mort pour revenir parmi les vivants et redevenir vivant ?
Il y a dans ce livre autant de réponses que de témoignages, mais comme dans le précédent une vérité : ceux qui sont revenus ont vu de la Nature Humaine plus qu'ils n'en auraient jamais dû voir :  "Il reste que je connais des êtres plus qu'il n'en faut connaître pour vivre à côté d'eux et qu'il y aura toujours entre eux et moi cette connaissance inutile.".
Chaque personne a vécu son retour d'une façon différente, il y en  a qui ont retrouvé leur famille, d'autres pour qui il n'y avait plus personne, certains se sont mariés, ont eu des enfants, d'autres sont restés seuls, certains ont dû être suivi psychologiquement, mais femmes comme hommes aucun n'a pu se réadapter complètement.
Il y avait ceux qui en parlaient et ceux qui se taisaient, d'autres qui les écoutaient et ceux qui refusaient d'admettre que cela ait pu exister.
Presque toutes les personnes déportées qui sont revenues ont gardé contact entre elles, elles partagent un savoir et une connaissance qualifiée d'inutile qui leur permettent de se reconnaître où qu'elles soient et quel que soit le temps écoulé, derrière l'apparence elles se reconnaissent et elles savent : "Il semble que chacune de nous ait un visage - las, usé, figé - et par-dessous ce visage abîmé, un autre visage - éclairé, mobile, celui qui est dans notre mémoire - et, plaqué sur les deux autres, un masque passe-partout, celui qu'elle met pour sortir, pour aller dans la vie, pour aborder les gens, pour prendre part à ce qui se passe autour d'elle, un masque de politesse comme celui que s'ajustent les vendeuses en même temps qu'elles enfilent leur tenue de vendeuses. Sans doute n'y a-t-il que nous qui voyions la vérité de nos camarades, sans doute n'y a-t-il que nous qui voyions leur visage nu par en dessous.".
Tous les témoignages sont bouleversants et illustrent la difficulté de faire partie de ceux qui sont revenus, une forme de culpabilité : "Pourquoi moi et pas elle alors qu'elle était plus forte ?", et surtout l'impossibilité de repartir de zéro, de rebâtir une autre vie : "Refaire sa vie, quelle expression ... S'il y a une chose qu'on ne puisse refaire, une chose qu'on ne puisse recommencer, c'est bien sa vie.", et combien il fut difficile de poursuivre celle qui était restée en suspens pendant un, deux, trois ans voire peut-être plus.
Dans "Mesure de nos jours", il n'est plus question, ou alors par bribes de souvenirs, des conditions de déportation, ce récit s'intéresse à l'Humain, au ressenti le plus profond et à la façon qu'ont eu ceux qui ne l'ont pas vécue d'appréhender ceux qui en sont revenus, au paradoxe qu'il existe entre ceux qui ont gardé leur qualité d'être humain malgré la dureté de la guerre et ceux qui en ont été dépouillés dans les camps de la mort : "Vous direz qu'on peut tout enlever à un être humain, tout sauf sa mémoire. Vous ne savez pas. On lui enlève d'abord sa qualité d'être humain et c'est alors que sa mémoire le quitte. Sa mémoire s'en va par lambeaux, comme des lambeaux de peau brûlée. Qu'ainsi dépouillé il survive, c'est ce que vous ne comprenez pas. C'est ce que je ne sais pas vous expliquer. Enfin, pour les quelques uns qui ont survécu. On nomme miracle l'inexpliqué.".
Il ne faut pas attendre de ce récit des réponses aux questions que l'on se pose, c'est une tentative de réponse, la vision de Charlotte Delbo mais aussi celles d'autres personnes déportées comme elle.
Le titre fait à la fois référence au temps qui paraissait extrêmement long en déportation, de ces journées de travail qui n'en finissaient pas ponctuées de l'appel interminable du matin et du même le soir; mais également du temps qui s'est écoulé depuis leur retour, d'une journée qui n'a plus la même signification temporelle et du temps et des années qui passent qui ne s'écoulent plus de la même façon.
Il ne faut pas y voir une forme d'égoïsme, ces personnes sont revenues brisées physiquement et psychologiquement, elles font en quelque sorte semblant d'être comme tout le monde mais entre elles elles ne se mentent pas et ne se cachent pas, elles peuvent se permettre de se dire des choses qu'elles n'oseraient pas avec d'autres : "Seule l'une d'elles pouvait se permettre une question aussi directe, seule obtenir que j'y réponde tout droit, sans trouver indiscrète la question.".
Il existe de nombreux témoignages sur la déportation, l'oeuvre de Charlotte Delbo a le mérite de s'attacher également à raconter le retour et l'extrême difficulté de reprendre une vie et de se fondre à nouveau dans la masse.
Comme pour les deux précédents tomes, le style de Charlotte Delbo mêle réalité crue et poésie, donnant ainsi une beauté à ce récit pourtant cruel, barbare, en un mot horrible.

"Auschwitz et après" forme avec ses trois tomes un tout indissociable, un témoignage bouleversant et fort qui fait toucher au lecteur la vérité.
Ce récit, outre son caractère de témoignage sacré, a eu le mérite de me permettre de me rendre compte d'une chose : j'aurai beau lire tout ou presque ce qui existe sur ce sujet, jamais je n'arriverai à comprendre et à réaliser pleinement ce que la déportation a été et finalement, je crois que je n'ai pas envie de la connaître cette connaissance qualifiée par Charlotte Delbo d'inutile.
Par contre, j'ai toujours envie d'apprendre cette connaissance utile qui ressort de témoignages comme celui de Charlotte Delbo, c'est pourquoi je continuerai d'en lire et que je garderai précieusement à portée de main les trois tomes composant "Auschwitz et après".

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