dimanche 26 janvier 2014

Au pays de Tahar Ben Jelloun


A quelques mois de la retraite, Mohamed n'a aucune envie de quitter l'atelier où il a travaillé presque toute sa vie depuis qu'il est parti du bled. Afin de chasser le malaise diffus qui l'envahit, il s'interroge sur lui-même avec simplicité et humilité. Il pense à son amour profond pour l'islam, dont il n'aime pas les dérives fanatiques ; il se désole de voir ses enfants si éloignés de leurs racines marocaines ; il réalise surtout à quel point la retraite est pour lui le plus grand malheur de son existence. 
Un matin, il prend la route de son village natal, décidé à construire une immense maison qui accueillera tous ses enfants. 
Un retour "au pays" qui sera loin de ressembler à ce qu'il imaginait. (Folio)

Mohamed est un homme perdu : marocain de naissance il est venu avec sa femme et ses enfants en France pour leur offrir une vie meilleure, aujourd'hui proche de la retraite il ne veut pas en entendre parler et n'arrive pas à imaginer sa vie sans aller travailler à l'atelier tous les jours, d'autant plus que presque tous ses enfants ont quitté le domicile familial pour vivre une vie qu'il ne comprend pas, une vie complètement occidentalisée et loin de celle à laquelle il rêvait pour eux.
Mohamed ne sait plus ni que faire ni que penser pour faire revenir à lui ses enfants, c'est la chute de cet homme que Tahar Ben Jelloun décrit dans ce roman, une chute qui l'enfermera dans une forme de folie dont le lecteur pressent l'issue.
Mohamed porte un regard juste sur les conditions de vie des immigrés en France : regroupés dans des HLM ils font l'objet de méfiance et de racisme de la part de certains français mais également d'autres immigrés, à tel point que Mohamed ne sait plus d'où vient le racisme : "Mohamed ne savait plus si le racisme était suscité par par la couleur de la peau ou par l'extrême pauvreté.", mais que tout cela est lié au climat général qui règne dans ces cités : "Mais la pauvreté, l'insécurité et la promiscuité ne laissaient pas de place au dialogue et à la tolérance. Les gens étaient à bout et ne contrôlaient plus rien.".
Cette analyse en début de roman est particulièrement juste et donne le ton de ce que sera la suite des réflexions de Mohamed qui réussit si bien à comprendre tout ce qui est du domaine de l'impersonnel mais qui est perdu lorsqu'il s'agit de sa dimension personnelle et de sa sphère familiale.
Mohamed s'interroge beaucoup, il cherche à comprendre le comportement de ses enfants et ne les comprend pas, il a tout fait pour leur donner une bonne éducation mais ces derniers préfèrent se perdre dans la culture occidentale plutôt que de retrouver leurs racines marocaines; il se pose d'autant plus de questions que la retraite lui fait peur.
Sa femme ne dit rien, parce que c'est son éducation et qu'elle soutient son mari en tout, mais elle, à la différence de lui, a tout compris : "Elle avait compris depuis longtemps que ses filles et garçons ne leur appartenaient plus, qu'ils avaient été engloutis dans le tourbillon de la France, qu'ils aimaient leur vie et qu'ils n'avaient ni remords ni regrets.".
Ce personnage féminin restera muet en permanence mais se révélera finalement le plus clairvoyant.
Mohamed se définit également par sa religion : "Ma religion est mon identité, je suis musulman avant d'être marocain, avant de devenir immigré; l'islam est mon refuge, c'est lui qui me calme et me donne la paix; c'est la dernière religion révélée, elle est arrivée pour clore un long chapitre que Dieu a commencé il y a très longtemps. Ici, ils ont leur religion et nous avons la nôtre. Nous ne sommes pas faits pour eux et ils ne sont pas faits pour nous.", un point de vue intéressant et bien développé, tout comme j'ai apprécié de suivre ce personnage dans ses interrogations, son retour au pays, sa quête désespérée de vivre sa retraite entouré de sa famille, dans son pays et dans son village qu'il aime tant.

De Tahar Ben Jelloun, j'avais lu le très beau "Cette aveuglante absence de lumière".
Ce roman, bien que posant des questions pertinentes, n'a pas la beauté de ce dernier et ne m'a pas touchée de la même façon.
J'ai été légèrement dérangée par une construction manquant parfois de logique : le passé se mélange au présent, à un moment il est à la retraite à un autre il est question de sa retraite.
Dommage que les événements se télescopent parfois, sans perdre le fil je mettais quelques instants à retrouver le fil de la pensée de Mohamed.
Il y a de très beaux passages, extrêmement émouvants, notamment lorsque Mohamed raconte à quel point il aimait regarder ses enfants travailler leurs devoirs le soir à la maison, ou lorsqu'il aborde le sujet de son dernier enfant qui n'est en fait pas le sien mais celui de sa sœur qu'il a pris avec lui car étant handicapé il avait plus de possibilités d'étudier et de s'épanouir en France qu'au bled.
Il en ressort tout l'amour que Mohamed éprouve à l'égard de ses enfants, même si aujourd'hui il ne parle plus à une de ses filles car elle a épousé un européen, un homme qui ne lui plaisait pas du tout.
Le lecteur perçoit également très bien la complexité de l'âme de ce personnage, il cherche à imposer à autrui une vision archaïque et dépassée de la vie tel que lui la conçoit sans prendre le temps un instant de considérer que celle d'autrui est aussi valable.
Mohamed est un homme qui reste buté sur ses positions et ne se remet pas toujours de la bonne manière en cause, ce sont ses imperfections qui le rendent humain et proche du lecteur.
La plus belle partie de ce roman, mais aussi la plus dure, est à mon sens le retour au bled de Mohamed, là où son entêtement et son aveuglement atteignent des sommets, à tel point qu'il s'attire la pitié du lecteur.
J'avais mal pour lui, de le voir s'enterrer ainsi en perdant tout sens de la mesure et de la raison.
Il n'empêche que j'ai aussi trouvé qu'avant d'en arriver là il fallait trop de temps au récit pour introduire cette notion qui pourtant me paraissait essentielle et plus intéressante à développer qu'en quelques pages.
Il y a donc eu des passages où j'accrochais totalement et d'autres moins, le style de Tahar Ben Jelloun étant toujours aussi agréable à lire, d'autant plus que les questions qu'il soulève dans son roman sont toutes plus pertinentes les unes que les autres et, malgré les années qui passent, toujours d'actualité.

"Au pays" est un roman intéressant pour les réflexions qu'il porte et son côté humain, servi par la plume fluide et agréable de Tahar Ben Jelloun, mais auquel il manque, de mon point de vue, un certain degré de beauté pour en faire un réel coup de cœur.

Livre lu dans le cadre du Prix des Lectrices 2014


Livre lu dans le cadre du Plan Orsec pour PAL en danger 2014




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