jeudi 6 avril 2017

Ceux qui avaient choisi de Charlotte Delbo


A Athènes, Françoise, ancienne déportée, confronte avec Werner, universitaire allemand, sa conception de l'engagement. (Les Provinciales)

Écrite en 1967, cette pièce de théâtre de Charlotte Delbo ne fut publiée que tardivement, pour être précise en 2011 dans sa version intégrale et originale, l’auteur en ayant extrait et légèrement modifié une scène en 1977 pour une émission radiophonique de France Culture.
Il y a plusieurs raisons avancées à cette publication tardive : par pudeur, car outre un hommage à son mari fusillé Charlotte Delbo s’y livre beaucoup, mais aussi à cause du contexte politique de l’époque avec la guerre d’Algérie et le coup d’état des Colonels d’avril 1967.
Constituée de deux actes, la pièce se passe sur une place d’Athènes et consiste en une conversation entre Françoise, ancienne déportée Française, et Werner, universitaire Allemand et ancien officier de la Wehrmacht.
Tous deux se confrontent autour de la conception de l’engagement, l’une n’ayant aucune haine ou ressenti à l’égard du peuple Allemand : "Même si vous êtes coupables d'avoir été lâches, je n'ai pas de haine contre vous. Pour une raison égoïste : j'ai eu trop de mal à vivre. La haine ne m'y aurait pas aidée. Pour une autre raison, celle de la raison même : admettre les responsabilités collectives, c'est aller contre la raison, renier tout ce pour quoi je me suis battue. Ce serait me sentir responsable, moi, des actes répréhensibles ou criminels que commettent mes concitoyens, mon gouvernement, la police ou l'armée de mon pays.", l’autre se sentant coupable, voire complice, des actes de son peuple : "Accepter les lois raciales, c'était accepter la Solution Finale, c'était accepter la destruction de tout ce qui avait formé notre conscience, au cours des siècles. C'est d'avoir accepté que l'Allemagne ne se remet pas. C'est là que tout Allemand se sait coupable, et ce qu'il avoue en prétendant qu'il ne savait pas.".

Sous ses airs de tranquillité, voire de passivité, cette rencontre n’en demeure pas moins violente car elle voit s’affronter, avec courtoisie, deux personnes diamétralement opposées par la vie.
A la question de Werner si elle est déjà allée en Allemagne, Françoise répond : "Oui, à Auschwitz.", en découvrant dans le même temps son avant-bras tatoué de son numéro de déportée.
Le ton est calme, et pourtant tout est dit.
Il y a eu la Françoise d’avant la déportation, celle engagée avec son mari dans la résistance, avec qui elle fut arrêtée mais elle seule partit dans un convoi, son mari ayant été fusillé en France ; et puis il y a la Françoise d’après la déportation, celle désormais parée d’une connaissance inutile chèrement acquise face à la cruauté des hommes en qui elle a pourtant toujours cru : "Il faut croire en l'homme pour vouloir vivre.".
Françoise, c’est Charlotte Delbo, secrétaire de Louis Jouvet et engagée dans la résistance avec son mari Georges Dudach, ils sont arrêtés en 1942.
Georges Dudach est fusillé au Mont-Valérien en mai 1942, Charlotte Delbo est incarcérée pendant plus d’un an avant d’être déportée par le convoi du 24 janvier 1943 à Auschwitz.
Libérée par la Croix-Rouge en avril 1945, elle est hospitalisée par la suite en Suisse afin de soigner ses problèmes de santé mais aussi sa dépression. C’est au cours de cette hospitalisation qu’elle écrit "Auschwitz et après" qui ne sera publié que vingt ans plus tard, volontairement.
Pour avoir lu "Auschwitz et après", il y a effectivement beaucoup, pour ne pas dire exclusivement, de Charlotte dans le personnage de Françoise.
J'ai d'ailleurs vu un lien entre cette pièce de théâtre et les trois ouvrages composant l'oeuvre de Charlotte Delbo.
Comme elle, c’est une femme qui a appris quelque chose durant sa déportation, quelque chose qui paradoxalement ne lui sert pas mais lui a pourtant permis de survivre.
La discussion est également le moyen pour Françoise de revoir la scène des adieux avec son mari à la prison avant que celui-ci ne soit fusillé, clairement un hommage de Charlotte Delbo à son mari.
Face à elle, il y a Werner qui incarne l’Allemand classique, celui aimant l’intelligence et le savoir, soldat lambda de la Werhmacht qui utilise sa passion de la Grèce Antique pour justifier sa passivité et son aveuglement.
S'il est plutôt facile de cerner le personnage de Werner, celui de Françoise l'est beaucoup moins.
Ce personnage, à l'image de son auteur, a vécu l'irracontable, au-delà de l'horreur, nul à part elle ne peut donc le savoir et il est admirable qu'elle arrive à mettre dessus des mots qui sonnent justes et trouvent une résonance en chacun de nous.
La conversation entre ces deux personnes apparaît comme la construction Européenne qui n’était pas encore faite à l’époque, la réconciliation de tous les peuples, mais sonne aussi comme un avertissement.
Et c’est d’autant plus saisissant dans le contexte actuel, cette pièce finalement est universelle et n’est (malheureusement) pas prête de se démoder sur le fond de son propos.


De Charlotte Delbo, je vous invite bien entendu à découvrir cette pièce de théâtre mais je vous recommande vivement "Auschwitz et après" composé de "Aucun de nous ne reviendra", "Une connaissance inutile" et "Mesure de nos jours", sans doute l’un des témoignages les plus forts et poignants sur la déportation qu’il m’ait été donné de lire.

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