mercredi 14 mars 2018

L'amour après de Marceline Loridan-Ivens et Judith Perrignon


« Le téléphone sonne. C’est Charlotte qui m’appelle d’Israël. Nous étions dans la même classe à Montélimar. Elle a été arrêtée après moi, mais je ne l’ai pas croisée à Birkenau. 
 — Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? demande-t-elle. 
— Je travaille sur l’amour. 
Un silence alors, comme si le mot amour s’égarait, se cognait dans sa tête. Elle ne sait qu’en faire.
 — L’amour au camp ou quoi ? 
— Après les camps. 
— Ah, c’est mieux. L’amour au camp, j’en ai pas vu beaucoup. » 
 Comment aimer, s’abandonner, désirer, jouir, quand on a été déportée à quinze ans ? Retrouvant à quatre-vingt-neuf ans sa « valise d’amour », trésor vivant des lettres échangées avec les hommes de sa vie, Marceline Loridan-Ivens se souvient. (Grasset)

Après le magnifique "Et tu n'es pas revenu", Marceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon, se replonge dans ses souvenirs, ceux de son retour de déportation et tout particulièrement ses relations amoureuses, son rapport à son corps, aux relations sexuelles, les hommes qui ont traversé sa vie et compté.
Voilà un point de départ fort intéressant car jamais réellement abordé, me semble-t-il, dans les témoignages sur la Shoah.
Marceline n'est plus toute jeune, la mort ne la chagrine pas plus que cela, parce qu'elle l'a déjà vu : "Je me fous de mon âge. Ce sont les images de ma jeunesse qui m'affolent. J'ai vu la mort déjà. Des images trop nettes, des corps et des corps. Je sais qu'on meurt seul. Et je n'ai jamais compris pourquoi les yeux restent ouverts.".
Elle a gardé la fougue de sa jeunesse, elle qui déclare : "Je suis une fille de Birkenau et vous ne m'aurez pas.", et qui revient sur l'après déportation, cette jeune fille qui couche parce qu'à l'époque ça ne se faisait pas vraiment, qui passe d'un homme à un autre, jusqu'à en épouser un pour lui permettre de fuir sa mère qui cherchait à lui faire faire un bon mariage : "La jeune fille était probablement plus exigeante, plus gourmande que la moyenne. Elle avait déjà deux tentatives de suicide derrière elle.".
Marceline était très jeune quand elle a été déportée : "J'étais un très jeune bourgeon que la guerre avait gelé sur pied. Et pour longtemps.", elle a vu l’indicible et la mort de nombreuses fois : "J'ai tout vu de la mort sans rien connaître de l'amour." et a, d'une certaine façon, grandi bien plus vite que son âge réel ne l'imposait, tout cela expliquant le rapport qu'elle a ensuite entretenu avec son corps : "Jamais, avant le camp, je ne m'étais déshabillée devant quelqu'un, jamais je n'avais vu le corps de femmes nues, ni celui de ma mère, ni celui de mes sœurs. J'ai découvert le mien en même temps que je l'ai su condamné. J'en ai fait une quantité négligeable.".
Je trouve ça beau de se dévoiler ainsi face au lecteur, de porter sur soi un regard aussi juste et sans concession, de n'avoir honte de rien, de tout assumer, et de ne pas hésiter à ouvrir "sa valise d'amour" face à un large public d'inconnus.
Marceline Loridan-Ivens a vécu dans la transgression, elle a rencontré le grand amour de sa vie Joris Ivens, un homme plus âgé qu'elle, puis elle a vécu avec lui et Jean un trio amoureux, une façon de vivre que l'on ne comprend pas de prime abord mais que la lecture de ce témoignage permet.
Je crois qu'au-delà de l'époque où les mœurs se libéraient c'est bel et bien le vécu de Marceline Loridan-Ivens qui la pousse à agir ainsi, cette lecture m'a en tout cas donné les clés pour mieux la comprendre, le tout sous un éclairage original dans le sens où jamais auparavant il n'avait été abordé.
Qui, parmi les survivants des camps, a déjà abordé la problématique de son rapport au corps ?
Oui, il y a bien l'image de soi qui est renvoyé, la déchéance physique, mais non, jamais sous le prisme des relations sexuelles, de la mise à nu face à un homme pour une femme et inversement.
Jusqu'à présent je ne m'étais jamais posée la question de comment on avait pu aimer en revenant d'Auschwitz-Birkenau, c'est chose faite à présent.
Ce récit permet aussi de se replonger dans les souvenirs et les amours d'une femme à travers des lettres, des notes, des petits mots laissés au hasard, le tout précieusement conservé dans un valise.
Marceline Loridan-Ivens y parle aussi de son amie Simone qui vient de mourir, cette amitié née dans les camps qui a repris des années après au hasard d'une rencontre.
Et puis elle aborde aussi son travail avec son mari Joris Ivens, et j'ai depuis lors une furieuse envie de voir leurs films, à la lire j'ai l'impression d'être passée jusque-là à côté de quelque chose.
Sans doute y avait-il une raison pour que Marceline Loridan-Ivens tarde tant à coucher sur le papier son témoignage et ses souvenirs, mais elle a aussi bien fait d'attendre, la lecture de ses publications n'en est que plus agréable à chaque fois.

"L'amour après" constitue une belle continuité dans le témoignage de Marceline Loridan-Ivens et offre un autre regard sur la Shoah à travers deux personnes, la jeune fille et la survivante, cohabitant dans un même corps, un récit bouleversant et de toute beauté.

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